Quatre mois après sa prise de fonction à la présidence de l’ASM Clermont Auvergne, Jean-Michel Guillon déploie toute son énergie à réduire, tant que possible, les pertes colossales que le club doit supporter pour survivre. Bien loin de son ambition première (qu’il espère pourtant vite retrouver) qui était d’accompagner les « jaune et bleu » dans leur course aux titres, le président prône l’adaptabilité tout en conservant les valeurs de respect et de solidarité. Dans ce long entretien, il présente la situation actuelle de son club avec franchise sans oublier de revenir sur le double report face aux Lyonnais qui bouscule un calendrier qui ne fait que s’empiler ou de se projeter sur une sortie de crise qu’il espère au printemps. Entretien… 

 

C’est la fin d’une semaine à rebondissements après deux reports consécutifs de la rencontre face au LOU. Quel est votre sentiment sur les derniers jours écoulés ? 

Mon premier sentiment est celui de la déception. Nous étions sur une dynamique sportive intéressante. Nous avions montré une évolution constante sur le dernier mois et de bonnes dispositions sur la pelouse de la Rochelle ; ce match aurait pu être une belle manière de conclure ce premier bloc. Avec ce nouveau report, la dynamique est stoppée de façon brutale.

 

Les reports sont, malheureusement, la menace qui plane au-dessus de toutes les équipes depuis le début de la compétition et avec laquelle il faut désormais composer. Comprenez-vous ceux qui, en grande majorité sur les réseaux sociaux, émettent des doutes sur les raisons de ces reports ?
Non je ne pense pas que ce soit une bonne manière de raisonner dans la situation que traversent aujourd’hui tous les clubs professionnels. Nous connaissons très bien Pierre (Mignoni) et nous avons le plus grand respect pour l’homme et l’entraineur qu’il est. La Ligue a mis en place une commission spéciale qui prend en compte les indisponibilités des joueurs et l’état sanitaire lié à l’épidémie, c’est à eux d’arbitrer et de trancher sur le déroulement ou non des rencontres. Nous devons faire confiance à cette commission. 

 

Le contexte encourage plus à la solidarité qu’à l’individualisme …

Ce que vivent les Lyonnais peut nous arriver demain, nous sommes tous solidaires des clubs qui doivent contenir et écarter le virus de leurs effectifs et souhaitons un rapide rétablissement aux joueurs et membres du staff touchés par l’épidémie. Tous les acteurs du Rugby ont un objectif commun : jouer le plus possible et dans les meilleures conditions. 

 

On parle beaucoup d’adaptabilité depuis le début de saison, comment cette notion se concrétise-t-elle au quotidien dans votre club ?

Et cela risque de durer encore quelques mois... Je ne pense pas que le problème soit résolu d’ici à la fin de l’année 2020. L’adaptabilité est ainsi devenue le fil conducteur de notre saison. Il faut également y mêler la notion d’agilité. Le sportif vient encore de le démonter lors des derniers jours en programmant des vacances en urgence, puis en les déprogrammant pour finalement les rallonger. Les joueurs ont été avertis tard lundi soir, qu’ils ne revenaient pas au club le lendemain. Il faut pouvoir accepter tous ces changements. C’est également le cas au niveau de l’administratif où après les annonces de « huis-clos », du jour au lendemain, de nombreux services comme la billetterie, ASM Events et le Marketing se sont retrouvés sans travail et placés au chômage partiel. Le partenariat a également dû se réadapter à ces situations changeantes en remplaçant des prestations de réception par une visibilité accrue dans le stade.

 

Malgré toutes ces contraintes liées à l’épidémie et les difficultés financières qui ne font que s’accentuer, vous restez partisan de l’idée qu’il faut continuer de jouer, de proposer du spectacle et d’entretenir le lien avec les supporters…

Oui, et je crois que les audiences nous donnent raison. Quand on regarde les chiffres de nos matches de l’ASM donnés par le télédiffuseur : Canal +, et la LNR : ils sont bons, largement supérieurs à ceux de la saison passée. Cela démontre que nos supporters ont envie de nous voir évoluer et de voir du Rugby sur les écrans durant cette période. Nous aimerions évidement coupler cela avec l’envie de retrouver nos spectateurs au Michelin mais le simple fait de conserver la visibilité de notre sport est un gage d’un retour plus rapide à cette communion. C’est aussi l’occupation d’un espace médiatique qui pourrait être menacé par d’autres sports ou programmes en cas d’arrêt des compétitions. 


Pourtant continuer de jouer à huis clos accentue encore davantage les conséquences financières sur le budget du club…

Oui, et cela n’a rien à voir avec le premier confinement où nous avions eu la possibilité de mettre les joueurs au chômage partiel, ce qui nous avait permis d’alléger considérablement nos dépenses. Lors de ce deuxième confinement, nous continuons de jouer sans avoir la possibilité de profiter de nos entrées financières (billetterie, hospitalités, marchandising) ou d’alléger notre masse salariale si ce n’est que très partiellement avec une vingtaine de personnes dans le domaine administratif (mais en aucune mesure avec les allègements consentis au printemps derniers). C’est pour cela que l’aide de l’état est primordiale. L’état a décidé de conserver le sport professionnel pour que celui-ci soit toujours visible et puisse jouer son rôle de « divertissement ». Il faut, à partir de cette volonté, soutenir de façon conséquente et rapide l’ensemble des acteurs de ce monde sportif professionnel et en particulier le Rugby qui ne peut survivre seulement en regard des droits TV comme le football par exemple. 

 

Concrètement, les pertes ne font que s’accumuler. Jusqu’à quel point cela est-il tenable dans la situation actuelle ?

Nous avons été amenés à construire, à la demande de la Ligue Nationale de Rugby, plusieurs scénarios qui mettent en perspectives les pertes que nous subissons et comment elles pourraient être résorbées. Le scénario le plus « noir » nous amènerait à huis-clos jusqu’à la fin de la saison avec un arrêt des compétitions dans le deuxième trimestre 2021. Celui-ci entrainerait un déficit estimé entre 8 et 10 Millions d’Euros. Un deuxième scénario moins défavorable, envisageant une reprise progressive autour de janvier-février et une augmentation des jauges entre 1 000 et 10 000 supporters, pourrait réduire notre déficit à environ 6 Millions d’Euros sur la saison 2020-21. 

 

Nous parlons là d’une situation sans les aides de l’État. A quel point peuvent-elles soutenir le club ?

Les aides de l’état sont de deux ordres. Il y a d’abord un fond de solidarité que nous partagerons avec l’ensemble du monde sportif estimé à plusieurs dizaines de Millions d’Euros où le club de l’ASM Clermont Auvergne pourrait prétendre à une première aide substantielle. Mais nous sommes très loin du compte des 8 à 10 Millions de pertes évoquées plus haut, cela nous permettrait toutefois d’avoir un peu d’oxygène sur les mois à venir. Il y a également une deuxième aide qui pourrait, comme elle l’avait fait au printemps dernier, nous exonérer des charges sociales sur la durée à laquelle nous supportons des jauges à 1000 spectateurs ou moins. Là aussi, nous pourrions espérer une aide complémentaire. Celles-ci pourraient nous permettre de compenser entre 4 et 5 Millions de pertes, le reste sera à la charge du prêt garanti par l’État que nous avons souscrit… Avec tout cela, nous pourrions passer au niveau de la trésorerie. En disant cela, nous survivons une saison mais nous n’avons pas résolu le problème sur le long terme puisque nous devrons ensuite rembourser le PEG (Prêt Garanti par l’État) en dégageant des bénéfices sur les années suivantes afin de rembourser celui-ci. Cela nous amènera à élaborer un modèle économique nouveau qui contrairement à ce que nous avions l’habitude de faire (en étant à l’équilibre entre dépenses et recettes depuis une vingtaine d’années) nous obligera à dégager un bénéfice pour rembourser notre emprunt. 

 

Vous êtes arrivé au club, il y a quelques mois seulement, envisagiez-vous de telles difficultés ? 

Non ! Il faut être clair, quand on arrive à la présidence de ce club, ce que nous avons en tête c’est le lien avec nos supporters, nos partenaires, tout cela dans un stade unique et fabuleux qu’est le Michelin. C’est ce qui donne la motivation et l’excitation pour accepter de relever cette mission. C’est vrai quand on est joueur, mais cela l’est aussi pour un président qui est à la tête d’une équipe compétitive et ambitieuse dont le club est le porte-drapeau d’un territoire soutenu par une Yellow Army dont la réputation n’est plus à faire. C’est cela que j’envisageais au départ, avec l’espoir que la compétition se déroule et que je puisse mettre mon ambition du côté du sportif pour aller chercher des titres. Je n’imaginais pas que je serais amené à consacrer une grande partie de mon énergie à travailler et trouver des solutions pour combler un déficit. Ce n’était pas la prise de fonction que j’imaginais mais si c’est ma mission aujourd’hui, il est de ma responsabilité de l’assumer et de tout faire pour la mener à bien.

 

« La crise peut avoir des effets salutaires dans la remise en cause de ce modèle ou même de notre Rugby en l’emmenant vers quelque chose de plus moderne, plus attractif et plus en adéquation avec notre territoire. »

 

Est-ce d’autant plus difficile de diriger un navire, comme un club de rugby professionnel, sans avoir de visibilité sur le court et moyen termes ?

Oui, mais il faut être clair, je pense que le monde, et pas seulement celui du rugby, est en pleine mutation. Que l’on soit une personne physique ou une société, penser que l’on va pouvoir évoluer et vivre dans un monde où chaque paramètre peut s’anticiper est une illusion, une utopie. Il faut que l’on puisse accepter que demain, les changements soient tels que l’on n’aura plus, comme avant, la possibilité de tout anticiper. Entre ce monde qui finira par arriver et la situation initiale qui a mis tout le monde dans le noir il y a une différence. C’est probablement le brouillard dans lequel nous nous trouvons et dont j’espère rapidement voir les premières éclaircies qui permettront de nous projeter plus loin qu’une semaine sur l’autre. 

 

Pour finir sur une note encore plus positive, vous découvrez ce monde du rugby et les relations qui l’entourent : le monde sportif, administratif mais aussi les diverses relations entre les clubs et les institutions. Quels sont selon vous, les vecteurs ou les valeurs qui sont les plus importants à entretenir pour imaginer une sortie de crise ?

Quand on est dans le monde du sport, je me rends compte que même dans le brouillard, il y a une certaine forme de rêve et d’excitation. Nous avons la chance, que ce soit au niveau sportif ou administratif, d’être portés par la performance et d’avoir tous profondément la volonté d’avancer. Je suis persuadé que c’est dans les situations de crise que nous sommes amenés à nous remettre en cause. De mon point de vue, l’économie du Rugby était arrivée à un premier plateau avant même cette crise sanitaire avec des revenus plafonnés et des dépenses qui ne faisaient que progresser. La crise peut avoir des effets salutaires dans la remise en cause de ce modèle ou même de notre Rugby en l’emmenant vers quelque chose de plus moderne, plus attractif et plus en adéquation avec notre territoire. Ces questions-là, nous devons nous les poser maintenant… Et c’est ce que nous faisons.