L’atelier fait face à la terrasse de sa maison dans un petit village paisible à une dizaine de kilomètres du stade Marcel-Michelin. C’est là dans ce corps de ferme où les bombes de peinture sont alignées par terre et où les « Posca » multicolores témoignent de l’activité créative de l’ailier clermontois que sa dernière œuvre est exposée. Derrière lui, posé sur un mur tagué et surplombant un sol maculé de peinture, un portrait de l’Abbé Pierre trône fièrement. A travers la silhouette du père fondateur d’Emmaüs et des messages apparaissant à mesure que le regard pénètre le dessin, l’émotion qui se dégage est énorme. Dans le coin inférieur du tableau une signature « Air-G », pour Rémy Grosso.

Aussi loin que sa mémoire le ramène, Remy se souvient avoir eu un crayon entre les doigts. Une passion probablement héritée de sa maman qu’il décrit comme une femme très créative et douée de ses mains. « Très jeune, j’ai trouvé du plaisir dans le dessin et cela est resté en moi en prenant de plus en plus de place au fil des années. » L’adolescence, cet âge où les émotions sont exacerbées, fut une première révélation de l’expression de son talent. Mis entre parenthèses pour se consacrer pleinement au rugby, le dessin est revenu « en force » il y a environ 3 ou 4 ans. Depuis, c’est dans son atelier, « ses » 25 mètres carrés jouxtant sa maison où le chauffage n’est pas encore installé qu’il passe de longues heures face à des toiles, des feuilles, des crampons, des objets divers… tout ce qui peut accueillir l’expression de sa créativité. Le dessin est sa bulle : un mélange entre l’exutoire et l’évasion, une source d’inspiration et de questionnement inépuisable. Jamais très loin de sa tablette numérique lorsqu’il est en déplacement, l’ailier clermontois n’hésite pas à laisser tomber la modernité pour griffonner un coin de nappe ou un bloc-notes lorsque l’occasion se présente. En numérique, à la bombe, au pinceau ou au crayon, Rémy dessine à longueur de temps…

« Tous mes projets sont des coups de cœur ! »

Cet autodidacte qui n’a jamais pris le moindre cours de dessin et encore moins songé aux beaux-arts a laissé tomber les divers « tutos » dont Youtube regorge. « Cela ne me correspondait pas. Je ne voulais pas copier quelque chose ou une technique. Je préfère tenter, suivre mon feeling, me tromper souvent, refaire, refaire encore, jusqu’à ce que je trouve une voie qui corresponde à ce que je cherche à exprimer ». Comme il le reconnait en toute modestie, sa culture artistique n’est pas énorme et après une période où il était abonné à tout et cherchait sur le net toutes les sources d’inspiration possibles, il a fait machine arrière de peur d’être plus influencé qu’inspiré. Il garde toutefois un œil admiratif sur quelques artistes dont l’aquarelliste français, Thierry Duval, le spécialiste du pochoir Christian Guemy, ainsi que les italiens Pichiavo qui mêlent le Street Art et la mythologie grecque. « Je ne suis pas quelqu’un de très cartésien, j’aime apprendre sur le tas, découvrir par moi-même. Quand je débute un projet je ne sais jamais où cela va me mener.» Ainsi, en voulant couvrir un dessin qui ne correspondait pas à ce qu’il cherchait, il a mis un enduit dans le fond du portrait de Nelson Mandela qui est aujourd’hui exposé au LAG Café, chez ses copains John Ulugia et Flip Van Der Merwe. La technique était empirique, « un mélange entre le hasard et l’apprentissage » selon lui. L’effet est réussi et ce même enduit a servi de base à sa nouvelle œuvre : le portrait de l’Abbé Pierre qui vient de sortir de son atelier.


Comme tous ses projets, celui-ci est né d’ « un coup de cœur » : un claque plutôt ! Celle reçue cet automne alors qu’il écoutait une musique qui recouvrait les paroles d’un homme. Ces mots ont eu une résonance particulière. Ceux-ci étaient extraits d’un discours célèbre de l’Abbé Pierre à l’Assemblée Nationale, Rémy l’a découvert plus tard. Ces mots les voici :

« Ceux qui ont pris tout le plat dans leur assiette, laissant les assiettes des autres vides, et qui ayant tout disent avec une bonne figure « Nous qui avons tout, nous sommes pour la paix ! », je sais ce que je dois leur crier à ceux-là : les premiers violents, les provocateurs, c’est vous ! Quand le soir, dans vos belles maisons, vous allez embrasser vos petits-enfants, avec votre bonne conscience, vous avez probablement plus de sang sur vos mains d’inconscients, au regard de Dieu, que n’en aura jamais le désespéré qui a pris les armes pour essayer de sortir de son désespoir ».

Touché par la sincérité et la force de celui qui a fait de sa vie un combat pour les plus démunis, Rémy n’a pas mis longtemps à retrouver l’auteur de ce discours et à lui consacrer son nouveau projet artistique. « J’ai vu beaucoup d’images de l’Abbé Pierre avant de faire cette toile, je voulais, comme la plupart des photos qui le représentent, conserver la profondeur de son regard, la compassion et la bienveillance qu’il dégageait. Il fut un personnage emblématique lyonnais (la ville natale de l’ailier des « jaune et bleu »), cela a fini de m’inspirer et de me convaincre de me lancer. » Rémy a ainsi passé de longues heures dans son atelier face à sa toile, à faire et refaire, grâce à la technique du pochoir et du dessin, ce visage composé des grands moments de la vie de cet homme de conviction. « J’ai commencé ce projet avant Noël, mais comme toujours je prends énormément de temps pour m’imprégner du sujet. J’ai beaucoup lu et appris sur la vie de l’Abbé Pierre, ses combats, son engagement en faveur des plus démunis. » En regardant de plus près le tableau, on retrouve des dates, des mots, des valeurs… « C’est comme cela que je conçois l’Art, poursuit l’ailier clermontois. Il y a le premier aspect, ce que les gens peuvent ressentir, accrocher ou pas… et il y a ensuite une deuxième phase où tous les détails donnent le relief et la profondeur du tableau. » Un jeu de piste à l’intérieur même de l’œuvre qui permet encore mieux de connaitre le sujet, une technique bien connue et utilisée par de nombreux artistes quel que soit le support choisi depuis la nuit des temps.

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Aujourd’hui, face à « son » Abbé Pierre, Rémy retient surtout le plaisir qu’il a pris en le faisant et en menant ce projet à son terme. L’autocritique est encore sévère et il est compliqué d’évoquer avec lui la fierté d’avoir produit ce tableau. Ceux qui ont vu ses œuvres ont bien moins de retenue. C’est comme cela que son dernier tableau (un portrait de Nelson Mandela) a fini au LAG Café (après que Flip et John l’aient vu et aussitôt proposé à Rémy de l’exposer chez eux). Aujourd’hui, il connait un réel succès et fait le bonheur des clients qui se prennent régulièrement en photo à côté avant de l’identifier sur les Réseaux Sociaux. « C’est vrai que cela fait plaisir de voir mon tableau circuler ainsi, de le voir vivre, de recevoir quelques compliments, mais franchement, moi, quand je vais au LAG j’essaye de ne pas en être trop près pour éviter de voir les erreurs que j’ai pu commettre », reconnait-il timidement.

Que deviendra son portrait de l’Abbé-Pierre auquel son auteur n’a pas encore donné de nom ? Rémy ne le sait pas lui-même. « Je suis toujours un peu sur la réserve quant au devenir de mes créations, je n’ose pas prendre les devants de peur d’essuyer un refus ou un regard trop critique, leur diffusion est donc très restreinte ». La vente n’est pas une finalité, pour l’ailier clermontois pour qui la création artistique est un plaisir avant tout. « J’ai reçu quelques propositions pour le tableau de Mandela, mais franchement je préfère le voir exposer dans un lieu vivant plutôt que de le savoir fermé chez quelqu’un. » Pour celui de l’Abbé-Pierre et vis-à-vis de l’engagement que pouvait avoir celui qui a fait de sa vie un combat pour les plus démunis, il aimerait bien lui donner une vocation « symbolique » en ce sens. « Ce serait un juste retour des choses », confie-t-il. Comment ? La question est ouverte. Peut-être en le confiant à la fondation Abbé-Pierre, en l’exposant dans un lieu symbolique de ce combat ou d’une toute autre manière que l’avenir décidera… Tel est le souhait de Remy dont le talent gagne à être connu avant que la reconnaissance ne vienne naturellement prendre le relais de cet ailier dont l’après-rugby semble tout tracé.