Depuis quelques semaines, nous avions convenu de rendre visite à Joe Schmidt avant l’important match face à l’Ecosse que sa sélection devra livrer, demain à 9h45, sur la pelouse du stade de Yokohama à une cinquantaine de kilomètres au Sud de Tokyo. Celui qui a porté l’Irlande tout en haut du classement mondial de World Rugby s’excuserait presque de sa dernière réponse un peu tardive avant de nous recevoir un long moment dans l’hôtel de son équipe. Joe est resté le même, un grand Monsieur, cet exemple de simplicité et de modestie qui prend le temps de s’informer des nouvelles du club, des gens qu’ils côtoyaient lors de ses trois années passées en « jaune et bleu » avant de répondre, en toute décontraction, à nos questions. 

 

Mario me disait, il y a quelques jours, que cet automne avant Irlande-Argentine, tu étais passé le voir à son hôtel et que vous aviez ensuite débriefés le match ensemble, ça parait fou ?

Oui, mais c’est la vérité, nous sommes amis. Nous avons passé 3 ans ensemble à Clermont et nous apprécions toujours de nous revoir. Nous parlons Rugby, un peu mais aussi de beaucoup d’autres choses. 

 

Ça montre surtout qu’il y a des liens qui sont forts entre cette génération de joueurs et le staff avec qui tu as partagé trois années à Clermont…
Effectivement, je parle très souvent avec Neil (McIlroy, le manager sportif de l’ASM), je croisais aussi fréquemment Lylian (Barthuel, Kiné de l’ASM dans les années 2010 puis de l’équipe de France) et bien sûr Julien Bonnaire. Les différentes trajectoires que nous avons prises n’ont pas brisé les connexions qui continuent d’exister.

 

Que gardes-tu, justement, de ce passage à Clermont ?
C’était incroyable. Au début nous étions, ma famille et moi, assez stressés par ce changement et la barrière de la langue, mais au bout de quelques mois, seulement, nous nous sentions chez nous. Il y avait aussi ce stade Marcel-Michelin, surement le plus fou, le plus bruyant, que j’ai eu l’occasion de rencontrer dans ma carrière. Les supporters étaient tout le temps derrière nous et participaient à la performance de notre équipe. Je ne me souviens pas avoir souvent perdu dans ce stade (NDLR : 4 défaites en 49 rencontres entre 2007 et 2010), nous étions portés. Nous avions commencé à installer une invincibilité au Michelin qui s’est poursuivie bien après moi, ce n’était que de bons moments.  

 

Tu as été, avec Vern, l’entraineur qui a gagné le premier titre de champion de France de l’Histoire du Club, puis le premier sélectionneur irlandais à vaincre les Blacks, à Chicago d’abord, puis en Irlande. Peux-tu devenir le premier sélectionneur irlandais à mener l’Irlande au titre mondial ?

(Rires) Je ne sais pas. Nous n’avons pas regardé plus loin que ce premier match face à l’Ecosse parce que nous savons que cette équipe est très forte. Ils ont des joueurs explosifs et très difficiles à stopper comme Hogg, Maitland, Seymour ou une très bonne charnière avec Laidlaw et Russell. Ils ont un excellent sens du jeu et une très bonne technique. Cela va être une rencontre très difficile face à une génération d’avants écossais qui n’ont jamais été aussi forts. 
 

Mais, toi aussi tu as de bons joueurs en Irlande…
Oui, heureusement que nous en avons quelques-uns, parce que nous allons en avoir besoin (rires). 

 

Sérieusement, est-ce une bonne chose de débuter par l’Ecosse qui sera probablement le plus gros concurrent de la poule ?
Pas vraiment…Le mieux, quand tu rentres dans une compétition, est d’avoir un match pour te lancer. Juste pour mettre les choses en place sur le lieu de la compétition. Les Japonais ont joué les Russes et après, ils nous affronteront. Pour moi, c’est le meilleur scénario, d’autant qu’ils auront 2 jours de récupération de plus que nous. 

 

Ces Japonais, justement, même s’ils seront portés par un public complètement acquis à leur cause, ils sont difficiles à cerner : capables de matchs fabuleux mais aussi parfois encore très inconstants.
Je connais bien les entraineurs néo-zélandais de cette sélection, Jamie Joseph et Tony Brawn. Tony a même passé 3 jours avec nous en 2017, avant qu’il ne soit engagé avec la sélection japonaise, si j’avais su (rires). C’est un très bon entraineur qui pourra également s’appuyer sur de très bons joueurs comme leur ailier Matsushima (NDLR : auteur d’un triplé face aux Russes en match d’ouverture), le puissant Mafi qui est très bon dans les situations où il peut jouer après contact ou encore Tamura qui est un ancien joueur de Foot et possède un excellent jeu au pied. Franchement, comme je disais, on ne regarde pas vraiment plus loin que ce match face à l’Ecosse, car si nous le perdons tout va devenir plus difficile.

Nous n’avons surement pas les mêmes athlètes qu’en France, ou dans d’autres nations, mais nous avons d’énormes travailleurs et aussi quelques joueurs qui sont capables de gérer les matches très efficacement.

Dans l’Histoire de la compétition mondiale, la sélection irlandaise n’est jamais allée plus loin que les quarts de finale, j’imagine que c’est déjà un vrai premier objectif.

Oui bien sûr, mais le chemin sera compliqué puisque nous croisons, en quart de finale, avec la poule de la Nouvelle-Zélande et l’Afrique du Sud. Deux équipes qui sont assez différentes avec la vitesse de Blacks et la puissance de Boks, même si l’une ou l’autre de ces formations peut adapter son jeu à l’adversaire. Avant cela, nous devons faire le boulot en battant les Ecossais et les Japonais, il nous restera ensuite nos deux matches pour affiner notre préparation face à l’équipe qui nous sera désignée. Si nous jouons, ensuite, notre meilleur rugby, plus que jamais, alors nous aurons une petite chance de réaliser un exploit ! 

 

Tu vas débuter cette compétition en étant en tête du classement de World Rugby. Ça fait 6 ans que tu travailles avec cette sélection que tu vas quitter à la fin de la Coupe du Monde, quel est ton sentiment avant de la débuter ?

Je crois que j’ai su bien m’entourer avec un très bon staff qui a fait évoluer cette équipe. Nous avons remporté 3 des 6 derniers tournois des Six Nations et ramené la première victoire sur le sol sud-africain. L’Irlande a eu de bons résultats mais nous les avons eus ensemble. Quand je suis arrivé, tout le monde disait que nous avions une génération dorée avec D’Arcy, O’Driscoll, O’Connell, que de très grands joueurs, mais je pense que nous avons réussi à faire grandir une nouvelle génération avec par exemple Furlong qui était tout jeune lors de la dernière Coupe du Monde et qui aujourd’hui est probablement l’un des meilleurs du monde à son poste. Nous avons aidé cette génération de joueurs à travailler, travailler énormément pour élever notre niveau. Nous n’avons surement pas les mêmes athlètes qu’en France, ou dans d’autres nations, mais nous avons d’énormes travailleurs et aussi quelques joueurs qui sont capables de gérer les matches très efficacement. Johnny Sexton est un bon exemple, il voit et fait les bons choix. Même s’il a connu une année un peu plus difficile, il est en train de remonter, en tout cas je l’espère (rires).

 

Quel regard tu portes sur la poule des Français ?

Les Anglais sont très costauds, ils nous ont sévèrement battus en match de préparation, même si nous avions fait une grosse semaine de travail physique et que nous avions les jambes lourdes, mais ils sont très impressionnants. Malgré tout, je pense que les Français ont les armes pour battre cette équipe. Dans un grand jour, ils sont capables de les contenir physiquement et avec des joueurs comme Damian Penaud, Yohan Huget ou Alivereti Raka, ils sont capables de faire de grosses différences sur les extérieurs. Quand les Français sont forts collectivement, ils sont très difficiles à battre. Je me souviens de ce match de l’année dernière au stade de France où Sexton claque un drop incroyable dans les arrêts de jeu (ndlr 84èmeminute). Le match était très engagé et ils sont capables de jouer comme cela. Je ne serai pas en face, cette fois-ci, ce sera très bien pour mon cœur qui avait failli exploser ce jour-là (rires). Je me souviens que nous avions récupéré le ballon sur nos 22 mètres et gagné, centimètre par centimètre, avant que Johnny adresse un « cross kick » vers Keith Earls et ne passe un drop après une quarantaine de temps de jeu. C’était fou…

 

Ce coup de pied de déplacement n’était probablement pas programmé.  Quelles sont, justement, les libertés stratégiques que tu laisses à tes joueurs sur ce genre de rencontres…
Moi, je fais mon travail en début de semaine et plus nous nous approchons du match, plus ils doivent prendre leurs responsabilités. Ce qui est important c’est que tu donnes ta confiance à un joueur, à une équipe et que tous la partage collectivement. Ce sont eux qui sont sur le terrain, ce sont eux qui jouent le match, pas moi. Nous les accompagnons à faire les bons choix en fonction de ce que nous avons observé ou ciblé chez nos adversaires mais ce sont à eux de les faire et de les assumer collectivement. Moi, le moment du match, je n’ai qu’à rester en tribune avec mon cœur dans un état de stress élevé !

 

C’est tout de même de ta responsabilité de choisir les joueurs qui sont sur le terrain et appliquent tes plans de jeu.
Oui, j’essaye de construire sur de la continuité, mais par rapport à l’équipe de France par exemple, je crois que j’ai moins de choix. Moi, j’ai 4 provinces, en France, il y a 14 équipes. Je sais que je dois installer des joueurs et investir sur de la continuité pour leur donner de la confiance afin que le collectif soit plus fort. Je ne peux pas jouer sur trop de concurrence car je n’en ai pas beaucoup à chaque poste.

 

Tu es en train de me dire que c’est plus simple d’être sélectionneur de l’Irlande que de l’équipe de France ?
Oui ! (rires) Nous avons moins de choix et les joueurs irlandais reviennent donc beaucoup plus souvent en sélection. Cela n’empêche pas qu’un sélectionneur est toujours un métier compliqué. J’ai été très critiqué lors de l’annonce de la sélection pour l’absence de Devin Toner. Il y a toujours des joueurs qui sont tous près mais que tu dois choisir de ne pas prendre. C’est un joueur que je connais bien et que j’estime beaucoup, sur et aussi en dehors du terrain, et c’était un vrai crève-cœur de faire ce choix-là. Il a été blessé et a pris un peu de retard, pendant que les autres ont continué d’avancer. J’ai fait un choix qui me paraissait juste par rapport au moment et à l’ensemble du groupe. Sélectionneur est un métier où l’équilibre est très difficile à atteindre. 

 

 

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